La figure du citoyen structure toujours profondément notre imaginaire politique. Elle reste un point de référence du débat public, idéal-type de l’individu libre, engagé et responsable qui fonde nos sociétés modernes. A l’aune de la crise sanitaire actuelle, la citoyenneté nous offre une perspective intéressante pour analyser les défis que rencontrent nos sociétés démocratiques, dans un monde où les risques, sanitaires, climatiques ou sécuritaires, occupent une place grandissante.
De la citoyenneté héritée des Lumières, nous conservons l’idée que la légitimité d’un régime politique se déduit de sa capacité à protéger les droits inaliénables des individus, magistralement exposés dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Comme le dit son Article 2, « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. » Or, à l’époque contemporaine et en temps de paix, rarement ces droits auront été aussi limités par la puissance publique que ces derniers mois, celui de se rassembler et celui d’aller et venir tout particulièrement, ceux-là même qui sont au fondement d’une citoyenneté « active ».
L’Etat est celui qui garantit la jouissance de ces droits et libertés, mais il a été demandé à la communauté des citoyens d’y renoncer, temporairement, pour sauver l’Etat lui-même de la déliquescence. Renversement de perspective somme toute logique si l’on considère qu’il n’y a point de droits sans une puissance publique pour les faire respecter, mais basculement qui mérite une grande vigilance pour ne pas perdre de vue ce qui fait l’essence de notre Etat de droit démocratique : la proportionnalité des restrictions apportées aux libertés et leur acceptation par la population.
Plutôt que sur les droits, c’est sur les devoirs que l’accent aura été mis : respect des gestes barrières, isolement lorsque nécessaire et désormais vaccination. Cela ne saurait faire oublier que l’Etat a laissé allègrement couler le robinet de nos « droits-créances », santé et protection contre les aléas de la vie, en sauvant le système hospitalier de l’embolie et en évitant l’effondrement de l’économie et la catastrophe sociale qui en auraient résulté. Si, comme le dit Marcel Gauchet, la « citoyenneté du créancier social n’a plus grand-chose à voir avec le devoir civique », ne concevoir l’Etat que comme une machine en charge du bien-être de ses administrés peut néanmoins conduire à appauvrir les vertus nécessaires à la vie commune.
De ces vertus, l’engagement dans la vie publique, que nous évoquent l’agora athénienne ou le forum romain, apparaît comme une des plus capitales. Sans participation, sans une place faite au citoyen dans la direction des affaires publiques, la démocratie s’étiole, s’affaiblit. La fatigue démocratique, dont le taux d’abstention grandissant représente le mètre-étalon, n’est pas un phénomène nouveau, mais la crise sanitaire est venue l’accentuer en reléguant le citoyen encore un peu plus aux marges du fonctionnement de nos institutions. L’état d’urgence et les conseils de défense ne peuvent pas constituer des modes de gouvernance pérennes, quelles que soient les périls et leur gravité.
Redynamiser la vie citoyenne, c’est l’impératif auxquels tous les gouvernants se heurtent depuis de nombreuses années, au-delà même de nos frontières. Emmanuel Macron s’est essayé plusieurs fois au jeu de la démocratie participative, avec des résultats passablement mitigés. Le Grand débat national lancé à la suite du mouvement des Gilets Jaunes lui a permis de sortir politiquement de l’ornière, sans que des retombées concrètes soient clairement apparues. Le Conseil citoyen sur la vaccination, né sous les railleries, s’est éteint quelques mois à peine après sa création. La Convention citoyenne pour le climat fut une réussite logistique et un exercice fortement apprécié de ses participants, mais elle témoigne de la difficulté de retranscrire la parole citoyenne exprimée « sans filtre » dans un programme législatif. La voix d’un tel organe peut-elle passer outre la ligne politique d’une majorité élue par le peuple et de son gouvernement ? Là est la question.
Ce désintérêt croissant des citoyens pour la vie publique n’est peut-être pas le plus inquiétant si on le compare au phénomène populiste dont la pandémie aura été un formidable catalyseur. Le scepticisme à l’égard des élites, qu’elles soient politiques, économiques ou scientifiques, prend des tournures résolument complotistes qui rendent le débat tout simplement impossible. On le retrouve dans le mouvement actuel contre le vaccin et le passe sanitaire. Celui-ci, par son individualisme exacerbé et hors de propos, la santé étant un bien socialisé, illustre également bien l’affaiblissement des valeurs de solidarité qui se situent au cœur du pacte citoyen.
La dégradation de notre vie publique et les difficultés éprouvées à « faire communauté » ne datent pas d’hier, le sentiment croissant qu’éprouve certains de nos concitoyens d’être traités comme de simples expédients non plus. Le miroir grossissant de la crise sanitaire nous aura aussi permis d’y voir un peu plus clair, et nous pousse à mettre le chantier de la citoyenneté au cœur des politiques publiques.